Avril 2018

 

Machiavel et la fragilité politique

Paul Valadier

Fiche de lecture

 

Machiavel est celui qui suggéra la fragilité de tout pouvoir, enraciné qu’il est dans une division sociale insurmontable et voué à l’instabilité d’un monde que ne se commandent ni dessein providentiel ni substantialité naturelle.

(Paul Valadier, Machiavel et la fragilité du politique, Éditions du Seuil, 1996, Page 117)    

 

Remarque : dans cette fiche de lecture tout ce qui est en italique est extrait du livre.

Paul Valadier est prêtre jésuite et docteur en théologie et en philosophie. Il a publié des ouvrages sur Nietzsche, sur des sujets de la philosophie politique et sur la religion. Professeur au Centre Sèvres à Paris (Facultés jésuites de Paris), il a été rédacteur en chef de la revue Études (revue mensuelle catholique fondée par la Compagnie de Jésus en 1856).

Son livre intitulé Machiavel et la fragilité du politique est divisé en une Introduction qui expose l’idée centrale du livre, cinq thématiques relative chacune à un des piliers de la pensée machiavélienne à savoir son rapport à l’histoire, à la religion, à l’action politique (Fortuna et Virtù), au Prince et à la Cité et enfin une conclusion de l’auteur sur la pensée de l’ambigüité de Machiavel.    

L’idée centrale qui surplombe l’ouvrage, comme son titre l’indique, est la fragilité de la politique au sens large dans la pensée de Machiavel : fragilité de l’action politique, des régimes, de la Cité, du Prince, du peuple, des lois, des institutions etc.

Machiavel, comme produit d’une époque historique déterminée, est présenté dans l’Introduction du livre comme : tout sauf un illusionniste ou un conservateur en politique. Mais, en même temps, il est à la découverte de terres nouvelles en politique. Il a une vision sobre de la chose politique, essentiellement caractérisée par son incertitude et instabilité. Anticipateur, innovateur, fondateur, penseur de l’ambiguïté en choses politiques, sage plutôt que démon, Machiavel reste pour nous aujourd’hui, à l’époque de la faillite des théories qui assuraient « un avenir radieux », religieuses ou séculières, un instructeur qui, par sa pensée politique, nous interroge sur notre présent à transformer. 

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L’histoire au service du neuf

L’intérêt que porte Machiavel à l’étude de l’histoire ancienne, explique Valadier dans la première thématique : Passion du passé, n’a pas un caractère de conservation ni de répétition. Il s’agit de mobiliser l’histoire passée dans sa complexité et ses variations, de façon réfléchie et critique, dans le seul but de faire du neuf. En tant que  penseur-acteur politique et historien de son époque, le rapport de Machiavel avec l’histoire antique est complexe. Il cherche, en particulier dans l’œuvre monumentale de Tite-Live, une expérience, une source vivante d’inspiration, pour fonder une nouvelle Italie. Dans cette Italie du début de XVIème siècle, morcelée, divisée et dominée par les puissances étrangères, les factions locales et le pouvoir pontifical, Machiavel est avant tout un militant patriote qui veut proposer des voies possibles pour libérer Florence, et plus généralement, l’Italie, de la « domination barbare » (Le prince, chapitre XXVI), pour l’unifier en une cité paisible et libre. Son va-et-vient entre le passé gréco-romain et le présent trouve sa raison d’être dans cette question qui interpelle constamment Machiavel dans toute sa vie politique : d’où viennent la puissance et la pérennité des républiques d’antan (Rome en particulier) et comment faire, agir effectivement, pour que l’Italie retrouve sa gloire, sa liberté et son unité perdues ?

Machiavel, selon l’auteur, ne recherche pas dans l’histoire une essence de la politique ou une immuable nature humaine, mais des politiques concrètes, des cas factuels, pour anticiper et frayer une ouverture à l’avenir de manière neuve et créatrice. Or ces leçons historiques, à plusieurs égards, sont ambiguës. Elles peuvent nous induire en erreur et créer des illusions, du fait que l’histoire est incomplète, souvent occultée et parfois faussement glorifiée. Pourtant, on y trouve de « belles actions» qui doivent nous inspirer, comme « modèle », pour le présent. Mais, attention, cette « imitation », cette prise de modèle, doit être mobilisatrice, innovante, féconde et fondatrice.

La Conception machiavélienne de l’histoire n’est pas du tout une vision conservatrice et répétitive de celle-ci. Rien n’est figé ou immuable en histoire mais rien non plus ne dit que le progrès est continu et irréversible. On est loin de Hegel et de Hobbes. Le rejet de toute illusion, l’attention sur la fragilité essentielle de la politique, le fait que rien n’est éternel et qu’il y a toujours un risque de retour en arrière, de la mort… tout cela ne veut pas dire que l’homme doit se résigner à ce qui est. Il n’y a rien de fatal : ni finalité naturelle ni volonté divine dans les choses politiques. L’avenir, restant toujours ouvert aux changements bons ou mauvais, dépend de la volonté des hommes. Loin de tout déterminisme linéaire, de toute annonciation des jours meilleurs, cette conception est fondée sur ce « pari » (terme que Valadier n’utilise pas) que les hommes peuvent agir par leur propre force pour changer leur présent, s’ils saisissent les opportunités et forcent la fortune, bien que le succès n’est pas assuré.  

Une pensée politique « séculière »

L’auteur, étant lui-même prêtre, s’intéresse, dans la seconde thématique de son livre, intitulée Religion et fondation, particulièrement au rapport de Machiavel, souvent reconnu pour son anti-religiosité, à la religion. Un rapport complexe et changeant, comme tout ce qui semble a priori évident et clair au début chez Machiavel et qui se met en question et se complique par la suite. Une pensée qui est toujours en mouvement et en retournement.  

Dans un premier temps, Machiavel accorde un rôle utile et fondateur à la religion comme garantie de durée et de pérennité de la cité. L’expérience historique (romaine en particulier) en atteste. La religion peut se mettre au service de la patrie en mobilisant le peuple autour de ses armées, question, que savons, très cruciale pour Machiavel patriote et indépendantiste. Or cette apparente utilité stabilisatrice et fondationnelle de la religion va être mise en cause dans un second mouvement. Ceux qui, comme Savonarole, veulent appliquer les préceptes de la religion à la vie politique trompent le peuple en abusant de la religion, et l’inclinent à l’obéissance aveugle et inconditionnelle, et en plus ils utilisent les mêmes méthodes pernicieuses que les autres princes pour dominer et opprimer, donc mettre en péril la stabilité de la cité.  

La raison principale qui pousse Machiavel à la défiance envers la religion, et en particulier le christianisme, se trouve dans cette considération que cette religion est foncièrement non politique, qu’elle inculque une mauvaise éducation au peuple, qu’elle exalte « les humbles voués à la vie contemplative » plutôt que « les hommes d’action » (citation du Discours). La religion est aussi soumise à la corruption et à l’instabilité comme toute chose humaine : on ne peut bâtir une cité stable sur une telle instabilité.

Par ailleurs, l’auteur place l’analyse machiavélienne sur la religion dans son contexte historique, et aussi dans ses limites. Le contexte immédiat est caractérisé par le traumatisme qu’a subi Florence sous la théologie et l’action dévastatrice du prédicateur Savonarole : tout ce que Machiavel refuse et juge dangereux et néfaste. La contrainte par la morale au nom des lois divines, prescrites par ceux qui s’auto-proclament représentant de Dieu, est pour Machiavel infiniment plus effrayante que celle imposée par les plus injustes lois établies par les hommes. Néanmoins, selon l’auteur, même avec son « retournement », on ne peut pas considérer Machiavel comme le précurseur d’une modernité anti-chrétienne. En effet, nulle part dans ses écrits il combat la religion. Il proclame en revanche le refus de baser la politique sur la religion. En même temps, il ne veut pas violenter les fidèles de leurs croyances ou de leurs pratiques. Pour Machiavel les grands adversaires de l’unité italienne se trouvent plutôt dans la papauté. Ce qui intéresse Machiavel c’est d’établir les normes pour assurer la prospérité et la liberté du peuple. Or ces normes ne peuvent s’inspirer des « principes du fondateur de christianisme ».  

Action politique ou articulation de la fortuna et de la virtù

Fortuna et virtù, dont leur articulation fait action politique, occupent la troisième thématique du livre. L’histoire ne se fait ni par la providence (conception religieuse), ni selon un ordre naturel (conception aristotélicienne). Il n’y a pas de fatalisme dans l’histoire, bien que rien dans celle-ci ne puisse être certain et irréversible et qu’y règne la fortuna : fortune, chance, occasions opportunes (Kairos, terme que l’auteur n’utilise pas), l’« inactuel » et évènements imprévus… L’homme peut intervenir volontairement et ne pas se résigner au cours des choses. Il peut résister à la fureur dévastatrice et mortifère de la fortuna par sa virtù : habileté, prévoyance, anticipation, adaptation aux circonstances et même ruse... Il peut même, par une action intelligente et lucide, prendre appui sur l’occasion rare, sur la fortuna, pour, d’une part, barrer la route à ses effets néfastes et, d’autre part, canaliser ses effets positifs dans le sens de la prospérité et de la liberté du pays. Chez Machiavel la fortuna et la virtù vont toujours de paire. Sans virtù (le talent), pas de fortuna (l’occasion propice). En effet, l’occasion qui se présente peut disparaître rapidement et on risque de ne pas pouvoir la mettre en contribution à bon escient, par manque d’adaptation aux situations changeantes et évolutives et par manque de souplesse nécessaire (autres sens de virtù). Et sans fortuna, la virtù ne peut se mettre vraiment à l’œuvre dans le concret de l’histoire, ne peut s’éprouver. Machiavel ne vise pas à maîtriser la fortuna : peine perdue, impossible. Mais par contre on peut essayer de la contenir contre ses ravages en faisant appel à une attention aux circonstances et à l’intelligence du fondateur pour maintenir la cité vivante contre le danger de la mort, qui reste toujours une éventualité. L’articulation de fortuna et virtù s’illustre par excellence dans la vision de l’art de la guerre chez Machiavel qui subordonne le militaire au politique : une anticipation saisissante des réflexions de Clausewitz trois siècles avant celui-ci.

La fragilité du Prince

C’est la thématique suivante du livre. Au chapitre XV du Prince, Machiavel annonce qu’il veut sortir des « sentiers battus », de la politique traditionnelle et « s’attacher à la vérité effective de la chose » qui veut dire : ne pas partir des rêveries, des utopies imaginaires, mais de la situation concrète et de tout ce qui a fait l’épreuve de l’expérience historique. La réalité effective est le terrain même de l’action politique machiavélienne où le bien et le mal ne doivent être pris en compte que dans le seul effet qu’ils produisent c’est-à-dire au service de l’indépendance, de la liberté et de la prospérité. Ce comportement, qui semble ambigu, découle de la volonté de Machiavel de défendre, coute que coute, l’État avec l’approbation du peuple dans une situation où le pays est asservi et son existence en péril.  

Le Prince de Machiavel n’est pas le tyran qui imposerait inconditionnellement sa volonté ou dirigerait la société à son gré. Le Prince est, à l’inverse du tyran, dépendant des circonstances, dont certaines sont permanentes et d’autres évolutives. Il doit s’accorder à la situation, mais bien sûr en ayant comme boussole l’intérêt de la patrie, du bien commun, et non ses propres intérêts, sa propre gloire. La dépendance à l’égard du « au-dehors » (Claude Lefort), dit Valadier, est caractéristique du statut du Prince machiavélien, qui doit fondamentalement compter sur sa virtù et sa force (non sur la fortuna changeante). Ce Prince est fragile, il doit sans cesse s’en réemparer par la force, l'habileté, la ruse etc. La réalité n’étant pas une propriété définitive, immuable, le Prince aussi doit se mettre en question pour saisir la nouvelle situation afin de la changer. C’est pourquoi Le Prince de Machiavel  a tout ce qui le sépare des « miroirs des princes », si courants au moyen-âge, qui souvent leur conseillent ce qu’ils veulent entendre. Par ailleurs, la conception du prince chez Machiavel est différente aussi de la conception du prince chrétien chez Saint Augustin, pour qui la cité n’est pas à fonder mais à construire selon le modèle du Royaume de Dieu. Alors que pour Machiavel, à l’inverse, le vrai prince doit se conduire des exigences et des principes qu’il tire du champ politique lui-même.  

 La fragilité de la cité

 C’est la dernière thématique intitulée : Le destin des cités. Même pourvues de lois et institutions, les cités ne sont pas à l’abri de la corruption et par conséquent de la servitude. Ce qui peut éloigner la cité de ce danger c’est l’appui de tout prince ou fondateur sur son peuple, car Le peuple est plus attaché aux biens publics qu’aux intérêts particuliers. C’est pourquoi il est la «meilleure forteresse» (formule de Machiavel) pour la défense du pays.

Or cet appui est aussi fragile que les choses humaines, car le peuple est versatile: « Rien n’est plus mobile, plus léger que la multitude… qui tout en croyant atteindre son bien, désire souvent sa ruine » dit Machiavel anticipant La Boétie. Cette fragilité vient aussi du « désordre » immanent, inévitable et nécessaire de toute cité, et qui fait le principe même de la liberté. La liberté, chez Machiavel, à part l’indépendance du pays, de la cité, veut dire : libre cours aux humeurs, tumultes, accusations publiques et querelles… qui se manifestent à la fois entre le peuple et les grands et au sein du peuple lui-même. Les grands qui aspirent à la domination et le peuple qui refuse d’être dominé. Tout cela rend la cité vulnérable, d’où la nécessité d’établir des lois et institutions pour contenir et réguler cette inévitable division sociale, dans le cadre de la pérennité de la cité et des libertés.

Quand la corruption, la dégradation des mœurs et les inégalités, qui proviennent d’une richesse mal répartie ou injustement conquise, commencent à régner dans cité, lorsque l’amour de la liberté et des lois et valeurs qui les rendent vivantes disparaissent, quand le gout de la servitude s’empare du peuple… alors la tyrannie n’est pas loin.

Mais si les acquis de la cité restent fragiles, s’il y a toujours le danger de la dissolution de la cité, si on ne peut à jamais éliminer la violence, la corruption, les humeurs... dans la société humaine, il ne faut pas pour autant leur laisser libre cours. Le pessimisme de Machiavel est l’autre versant de son hymne à la démocratie, de son appel à l’action possible pour changer les choses.

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Une pensée de l’ambigüité

Au terme de son de son travail sur Machiavel, Paul Valadier nous donne sa conclusion : une pensée de l’ambigüité. C’est à la lumière des totalitarismes, dit-il, qu’une autre lecture de Machiavel est possible. Le Florentin est celui qui met en question toute politique basée sur la vraie nature ou l’authentique anthropologie. Il annonce la fragilité de tout pouvoir, enraciné qu’il est dans une division sociale insurmontable et vouée à l’instabilité dans un monde que ne commandent ni dessein providentiel ni substantialité naturelle. La lecture de Machiavel par Claude Lefort (Le travail de l’œuvre Machiavel), à laquelle Valadier souligne qu’il doit beaucoup, se situe dans ces perspectives. Une pensée comme antidote de toute politique qui veut mettre fin à la discorde sociale ou qui promet un avenir radieux, rien n’est définitivement assuré dans les choses humaines mais en même temps rien n’est fatal : une pensée d’action qui sait jouer avec la fortuna plutôt que d’être joué par elle. Une pensée de fondation de la cité sous la loi.

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Pour terminer cette fiche de lecture avec une appréciation personnelle, nous pensons que le livre de Paul Valadier sur Machiavel est instructif et percutant à bien des égards. En certains endroits, il nous a paru qu’il y a des répétitions et sur certains points, on aurait voulu avoir plus de développements, principalement sur le républicanisme de Machiavel. Mais l’idée centrale poursuivie par l’auteur dans son travail machiavélien, c’est-à-dire l’idée de la fragilité et de l’ambigüité de la politique et du pouvoir, nous paraît fondamentale et pertinente pour toute présentation de la conception politico-historique de Machiavel.

S’il y a bien une « actualité » de la pensée machiavélienne au temps présent, et il nous semble qu’il y en a une, il faut la chercher, à notre avis et en partie, dans cette conception de la fragilité (caractérisée par l’instabilité, l’incertitude, la discorde et le Kairos) des choses politiques. Il faut la chercher dans cette pensée non messianique (religieuse ou séculière) et en même temps fondatrice-innovatrice de l’action politique, considérée comme pari, à la recherche des mers et des terres inconnues. Conception qui, au commencement de la modernité occidentale, s’est exposée pour la première fois et de façon inédite par un Florentin dénommé Nicolas Machiavel. Le livre de Paul Valadier est une précieuse contribution à la valorisation de cette conception originale de la politique.